Tuesday, March 23, 2010

Géorgie : halte à la guerre virtuelle !, par Salomé Zourabichvili


Samedi 13 mars, 20 heures, Tbilissi : journal télévisé de la principale chaîne géorgienne, Imedi. Les images défilent, choquantes, insupportables : les Russes entrent dans le pays, ils sont aux portes de Tbilissi, le président est mort ou disparu, l'armée est passée à l'ennemi, les citoyens sont appelés à récupérer des armes dans les commissariats...



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Le cauchemar de 2008 se répète, mais, cette fois, rien ni personne pour arrêter l'avancée de l'ennemi : Barack Obama fait une déclaration formelle de soutien, Nicolas Sarkozy reste silencieux, les Russes avancent... Pure fiction, mais rien sur l'écran ne le signale ; rien pour mettre en garde le téléspectateur qu'il s'agit d'une "reconstitution... par avance".

Dans Tbilissi, c'est la panique, le service des urgences est débordé par les appels, une personne décède de crise cardiaque, le réseau téléphonique est saturé, les stations d'essence prises d'assaut. A proximité des zones frontalières et des forces russes, à Gori en particulier, la population cherche à fuir l'approche des forces ennemies... Il faut attendre la fin du "JT de crise" pour comprendre qu'il s'agit d'une pure mise en scène.

L'affaire pourrait être banale, si cette guerre virtuelle n'était infligée comme réalité à un pays qui vient d'en passer par là, voilà moins de deux ans, et qui est aujourd'hui occupé en partie et où les blessures restent à fleur de peau.

Elle pourrait être classée comme une "bévue" journalistique, si ce film n'était présenté sur la chaîne Imedi, celle-là même qui a été en novembre 2007 fermée par une opération des forces spéciales, confisquée par le pouvoir en 2008, et qui, depuis lors, est dirigée par l'ex-chef de l'administration présidentielle et un très proche de Mikheïl Saakachvili. Imedi est une chaîne "aux ordres" ; il ne fait de doute pour personne que le pouvoir a commandité ce film scandaleux, au mépris de toutes les règles de l'éthique journalistique et politique, et au mépris de l'équilibre psychique de sa propre population. Ce n'est pas une première : déjà, à l'été 2009, pour l'anniversaire de la guerre d'août 2008, les autorités avaient procédé à une répétition en direct des événements, avec chars et aviations et scènes de foule, aux fins d'un film hollywoodien de propagande financé par un fonds géorgien - dans lequel Andy Garcia prendra les traits de Mikheïl Saakachvili. Le film sortira sur nos écrans prochainement.

Plus grave encore, M. Saakachvili, dans sa déclaration du 14 mars, loin de condamner l'exercice ou de déplorer le traumatisme infligé à ses concitoyens, en a rajouté sous forme de mise en garde : "Ce film n'était pas réel, mais il pourrait bien le devenir !" Politiquement, cet épisode devrait retenir l'attention des partenaires de la Géorgie : ceux qui soutiennent la démocratie dans ce pays et ceux qui se soucient de sa fragile stabilité.

Ce film est scandaleux par la description qu'il fait de l'opposition "vendue à la Russie et prête à sacrifier l'indépendance du pays" en brodant sur les récents et certes discutables voyages à Moscou de certains des opposants, mais en englobant dans l'opprobre l'opposition tout entière ; c'est moi ou le chaos, les autres sont des traîtres ou des vendus.

Il est scandaleux, car, faisant des prochaines élections locales et des manifestations qui pourraient s'ensuivre le point de départ du scénario de fiction qui mène à l'invasion russe, il prive par avance l'opposition de son arme la plus légitime : la protestation pacifique contre les fraudes. Il place ces élections dans un environnement de peur et d'hystérie collective, peu propice à l'expression libre des choix individuels.

Enfin, il est scandaleux surtout parce qu'il accoutume la population à l'inéluctabilité de cette guerre annoncée. Il distille un sentiment d'impuissance et le défaitisme - l'armée ne pourra rien, l'Occident ne fera rien -, qui fait le lit de la résignation. Plus Mikheïl Saakachvili vilipende les "traîtres vendus à Moscou" tout en accréditant la thèse de l'inéluctabilité de la guerre, plus il légitime paradoxalement ceux-là mêmes qu'il est censé combattre et qui cherchent un accommodement avec Moscou.

Il contribue à discréditer a contrario cette frange de l'opposition, qui, comme moi, croit en un avenir européen et démocratique de la Géorgie. Le double jeu cynique du président Saakachvili ne peut plus être toléré, car il mène le pays à sa perte et prépare cela même qu'il prétend vouloir éviter : la guerre, la perte de l'indépendance et la fin des espoirs démocratiques.

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